Nicolas Tertulian - Le dernier Lukács : Pensées prémonitoires.

Publié le par max92

                          Présentation du "testament politique" de Lukács

Cites392009
Lukács avait 86 ans, il était atteint d’une maladie grave : un cancer au poumon, les forces commençaient à le quitter, au point qu’il n’arrivait plus à lire et à corriger le manuscrit de son dernier travail philosophique : Prolégomènes à une ontologie de l’être social, achevé en automne 1970, lorsqu’il a accepté la sollicitation des instances dirigeantes de son Parti à donner son point de vue sur la situation politique en Hongrie et dans les pays du « socialisme réel ». L’enregistrement de son interview n’est devenu public que vingt ans plus tard : c’est seulement en avril 1990 que la revue Tarsadalmi Szemle, organe théorique du parti communiste hongrois, publication qui dans le passé avait vivement attaqué Lukács pour son révisionnisme, a sorti le texte de sa relégation dans les archives du Parti et l’a fait paraître sous le titre « Le Testament politique de Lukács ». Un parti politique aux abois, défait par la marche implacable de l’histoire (le mur de Berlin est tombé en novembre 1989), s’est subitement rappelé les avertissements et les critiques prodiguées à son endroit par un de ses membres les plus anciens, acteur de premier plan de la Commune hongroise de 1919, par ailleurs aussi un philosophe très célèbre, et a cru pouvoir à la dernière heure sauver ses meubles en faisant état d’un programme d’authentique régénération démocratique des sociétés de l’Est avancé par celui que le même Parti avait condamné pendant des décennies à la marginalité et à l’ostracisme. On peut rappeler qu’une situation analogue s’est produite avec un autre manuscrit à caractère politique de Lukács : il s’agit du texte élaboré entre l’été et l’automne de l’année 1968, suite aux événements du « printemps de Prague » (Lukács avait protesté dans une lettre adressée au chef du Parti, János Kadar, contre la participation de la Hongrie à l’invasion soviétique), texte portant le titre « Demokratisierung heute und morgen » (traduit en français en 1989 aux Éditions Messidor sous le titre « Socialisme et démocratisation ») : le texte confié par Lukács à son Parti n’a pas reçu l’imprimatur, jugé dangereux par les instances dirigeantes, il a été gardé au secret dans les archives du Parti,  et c’est seulement vingt ans plus tard, en 1988, qu’il a été édité aux éditions Magvedo Kiado, accompagné cette fois des commentaires élogieux du journal du Parti Nepszabadsag (un article sur une page entière portant le titre « Prophétie attardée ? Le testament de György Lukács »). Les dirigeants d’un Parti qui auparavant n’a pas cessé de traquer Lukács pour ses différentes « hérésies », découvrent subitement (hélas ! il était trop tard) la justesse de ses vues politiques, à commencer avec celles exprimées dans ses fameuses « thèses Blum », le programme du Parti élaboré par Lukács en 1928, préconisant une voie démocratique de passage au socialisme, programme rejeté par l’Internationale Communiste et par Béla Kun comme « droitier » : István Mészáros cite dans son livre Beyond Capital un article publié au printemps 1989 par un des dirigeants du Parti, Resző Nyers, futur Président du Parti rénové, qui affichait sa solidarité avec la ligne politique défendue depuis des décennies par Lukács. Mais le rouleau compresseur des événements a rendu caduques ces tentatives qui à l’évidence arrivaient trop tard, le mal était trop radical pour qu’on puisse contenir la révolte contre le système, les vues prémonitoires de Lukács sur la profondeur de la crise qui frappait les sociétés du « socialisme réel » vont trouver une confirmation qui va dépasser de loin ses pressentiments.
Pour revenir au texte de l’interview accordée par Lukács en janvier 1971, quelques mois avant sa disparition, la sévérité de ses jugements sur les dysfonctionnements structurels des sociétés du « socialisme réel », en particulier la virulence de ses propos sur la crise de la démocratie et la survivance du funeste héritage du « stalinisme », n’ont pas de quoi surprendre chez un philosophe dont le trajet intellectuel a été traversé du combat pour faire vivre l’inspiration originelle du marxisme. Le socialisme n’était concevable pour Lukács qu’en tant qu’aboutissement de la démocratie, un socialisme sans démocratie, plus précisément qui aurait été autre chose que la radicalisation des revendications démocratiques, lui apparaissait comme une perversion irrémédiable de la pensée de Marx. Sollicité par son Parti à donner son point de vue sur la ligne politique suivie par le régime en place, le philosophe fait d’abord entendre sa colère devant le monstre historique édifié dans son pays par le régime stalinien de Mátyás Rákosi. On perçoit dans son réquisitoire l’expérience vécue par un ancien communiste, confronté à une oligarchie du Parti qui a usurpé le programme du socialisme pour instituer une société despotique et totalitaire : le procès Rajk  a été à l’évidence une expérience cruciale, le « testament politique » y insiste à juste titre, car aux yeux de Lukács c’était une expression paroxystique des dérives criminelles du régime stalinien. Il faut se souvenir qu’en 1949-50, objet lui-même d’un procès idéologique pour ses concessions à l’idéologie bourgeoise et minimisation de la portée du « réalisme socialiste » soviétique, procès qui faisait suite précisément à l’« affaire Rajk », il s’est vu traité dans la presse du Parti de « Rajk de la culture », tandis que Fadéev dans la redoutable « Pravda » le dénonçait pour ses collusions avec l’Occident bourgeois. Ce sont des choses qu’on n’oublie pas : Lukács a connu les pratiques du stalinisme du dedans, incrustées dans sa chair, le fait que le régime de Rákosi a condamné à mort László Rajk, dont Lukács ne cesse d’affirmer qu’il était un « rakosiste orthodoxe » (et non un « opposant », comme c’était le cas lors des « procès de Moscou », avec Zinoviev ou Boukharine, procès qu’il qualifie non moins d’« abominations » : cf. « Pensée vécue Mémoires parlées », p.148), lui apparaît comme un exemple-limite de la perversion du régime.
Lukács pourfend dans le « socialisme » de type stalinien la perpétuation des pires traditions du passé : il est remarquable de voir comment il établit dans son « testament politique » une continuité entre les traditions non-démocratiques dans l’histoire sociale de l’Europe (la « voie prussienne », par exemple, opposée à celle issue de la Révolution française) et les pratiques autocratiques des régimes staliniens. Celui qui n’a cessé de déplorer la « faiblesse sociale des mouvements radicaux » dans son pays, la Hongrie, cherche ses points d’appui pour la souhaitée régénération démocratique du socialisme dans la reviviscence des traditions incarnées par les noms de Petöfi, de Ady Endre et de Jószef Attila, et, last but not least, de Béla Bartók, représentants à ses yeux de la démocratie radicale.
L’atrophie, jusqu’à l’anéantissement, des pratiques démocratiques dans les pays du « socialisme réel » est l’objet d’une critique sans ménagements. Le « testament » pointe le surgissement des grèves « sauvages » comme la contrepartie de l’absence d’une vraie démocratie ouvrière (Lukács a saisi la portée du mouvement des ouvriers de Gdansk, qui va mener à la création du premier syndicat indépendant dans les pays de l’Est, Solidarność). Ses avertissements étaient destinés à ouvrir les yeux de la bureaucratie régnante sur les conséquences catastrophiques de ses pratiques. La sympathie qu’il témoigne à la personne de János Kadar ne l’empêche pas de contester vivement l’existence de la démocratie sous son régime. Sans doute, il ne cache pas non plus ses réserves à l’égard de Imre Nagy, mais il n’oublie pas de rappeler qu’il a opposé une catégorique fin de non-recevoir aux injonctions de ses inquisiteurs soviétiques et roumains, qui lui demandaient de se désolidariser du leader de l’insurrection de 1956, lorsqu’ils étaient internés ensemble dans une villa près de Bucarest.
L’auteur de l’Ontologie de l’être social, son grand ouvrage posthume, n’avait donc pas tort de considérer qu’il incarnait un tertium datur entre un communisme sectaire et dogmatique et la social-démocratie : contre les partisans d’un socialisme instauré par les moyens dictatoriaux, pratique commune aux régimes des « démocraties populaires » de type stalinien, il a défendu la voie des « transitions organiques », fondées sur la persuasion et la libre adhésion ; il a été effectivement, comme il s’auto-définissait dans son interview autobiographique, un « communiste d’un type particulier », celui qui affirmait la priorité absolue de la démocratie, en considérant le socialisme comme une simple « possibilité », qui demande un ensemble complexe de conditions, dont la première est le libre choix, pour arriver à se réaliser.

                                                                                          Nicolas Tertulian
Le texte de ce Testament politique est accessible ici :

http://fr.scribd.com/doc/114112734/Georges-Lukacs-Testament-politique

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